L'homme menacé, Jorge Luis Borges
dit par Danièle Vaginay
L’homme menacé
C’est l’amour. Il me faudra me cacher ou fuir.
Les murs de la prison se dressent comme dans un rêve atroce. Le beau masque a changé mais il est comme toujours unique. À quoi me serviront mes talismans : l’exercice des lettres, la vague érudition, l’apprentissage des mots utilisés par l’âpre Nord pour chanter ses mers et ses épées, la sereine amitié, les galeries de la Bibliothèque, les choses ordinaires, les habitudes, le jeune amour de ma mère, l’ombre militaire de mes morts, la nuit intemporelle, la saveur du rêve ?
Être avec toi ou ne pas être avec toi est la mesure de mon temps.
Déjà la cruche se brise sur la fontaine, déjà l’homme se lève à la voix de l’oiseau, les ombres gagnent ceux qui sont aux fenêtres, mais l’ombre n’a pas apporté la paix.
C’est, je le sais, l’amour : l’anxiété et le soulagement d’entendre ta voix, l’attente et la mémoire, l’horreur de vivre de manière successive.
C’est l’amour avec ses mythologies, ses vaines petites magies.
Il y a un coin de rue par lequel je n’ose passer.
Déjà les armées m’assaillent, les hordes.
(Cette chambre est irréelle ; elle ne l’a pas vue.)
Le nom d’une femme me dénonce.
Une femme me fait mal dans tout le corps.
RCF, « Ondes poétiques »
13 décembre 2017
8 сен 2024